Les auteurs précurseurs de la tragédie grecque avant Eschyle
Avant Eschyle, ces premiers poètes sont des entrepreneurs de spectacles, des maîtres de ballet excellents. C'est peut-être Epigène de Sicyone qui aurait, vers les premières années du VIe siècle, adapté le dithyrambe au culte d'un héros. La part de chacun n'est guère discernable. Avant Eschyle, ces premiers poètes sont des entrepreneurs de spectacles, des maîtres de ballet excellents. C'est peut-être Epigène de Sicyone qui aurait, vers les premières années du VIe siècle, adapté le dithyrambe au culte d'un héros. Ce serait à lui que reviendrait le mérite d'avoir fait passer le chant tragique du dieu Dionysos au héros humain Adraste, et ce serait à cause de lui que le Péloponèse revendiquerait l'honneur d'avoir créé la tragédie.
Mais non : la tragédie du Péloponèse n'était encore qu'une forme du dithyrambe. C'est bien en Attique que naît le genre dont l'histoire, à partir de maintenant, va être tout attique.
La légende de la tragédie grecque
Tout le monde connaît la façon dont Boileau a résumé cette histoire en quelques vers dans l'Art Poétique :
« La tragédie, informe et grossière en naissant,N'étoit qu'un simple chœur, où chacun en dansant.
Et du dieu des raisins entonnant les louanges,
S'efforçoit d'attirer de fertiles vendanges.
Là, le vin et la joie éveillant les esprits,
Du plus habile chantre un bouc étoit le prix.
Thespis fut le premier qui, barbouillé de lie,
Promena par les bourgs cette heureuse folie ;
Et, d'acteurs mal ornés chargeant un tombereau,
Amusa les passans d'un spectacle nouveau. »
Mais nous pouvons la raconter ainsi : un certain Icarius, à qui Bacchus avait enseigné l'art de fabriquer le vin, ayant rencontré un bouc dans ses vignes, l'immola sur-le-champ à son patron ; les paysans du voisinage, prenant part à cet acte de piété, se mirent à danser autour de la victime, en chantant le dieu des vendanges. Comme ils avaient pris goût à ce divertissement, ils recommencèrent l'année suivante ; on les imita de proche en proche dans tous les bourgs ; Athènes elle-même suivit l'exemple des campagnes, et une fête privée, devenue publique, devint bientôt une fête universelle. Tous les ans, à la même époque, des troupes de buveurs barbouillés de lie, et traînés dans des tombereaux, allaient promenant dans l'Attique leur ivresse et leurs chants monotones.
Thespis, le premier directeur connu de ces troupes ambulantes, imagina d'intercaler dans ces chœurs un récit fait par un coryphée, et qu'on appela épisode.
C'est donc Thespis qui, le premier, donna une forme à la poésie tragique, charma ses concitoyens d'un plaisir nouveau, lorsque Bacchus menait dans la tribu le choeur auquel on accordait pour prix un bouc et une corbeille de figues attiques.
Thespis commençait alors les innovations qui produisirent la tragédie ; et la nouveauté attirait la foule à ce jeu (Plutarque, dans Les vies des hommes illustres - Solon)
Thespis, sur le chemin de la tragédie
Plutarque atteste, après coup il est vrai, la surprise et l'inquiétude de Solon (trad. ancienne d'Amyot) :
« Or commençait jà pour lors Thespis à mettre en avant ses tragédies, et estait « chose qui plaisait merveilleusement au peuple pour la nouveauté, n'y ayant pas a encore nombre de poètes qui en fissent à l'envi l'un de l'autre, à qui en emporterait « le prix, comme il y a :eu depuis ; et Solon étant de sa nature désireux d'ouïr et « d'apprendre, et en sa vieillesse cherchant à passer son temps à tous ebattements, à la musique, et à faire bonne chère plus que jamais, alla un jour voir Thespis, qui « jouait lui-même comme était la coutume ancienne des poètes, et après que le jeu « fut fini, il l'appela, et lui demanda s'il n'avait point de honte de mentir ainsi en la « présence de tant de monde. Thespis lui répondit qu'il n'y avait point de mal de faire et dire telles choses, vu que ce n'était que par jeu. Adonc Solon, frappant bien ferme contre la terre avec un bâton qu'il tenait en sa main :
Les anciens, dont Solon est ici le porte parole, pouvaient bien trouver cette façon d'émouvoir hardie ou sacrilège, le peuple était ému, et charmé d'être ému. Ses chefs trouvaient bon qu'il le fut : tous les régimes forts ont encouragé le goût du peuple pour la tragédie. Pisistrate pensait déjà comme plus tard Plutarque, qui appelait la tragédie préeschylienne un instrument de l'éducation des Grecs ; et sans doute pensait-il comme Napoléon que, pendant que le peuple est au théâtre, il ne s'occupe pas de politique. Le succès fut tel qu'à chaque dionysie plusieurs poètes se présentèrent à la fois pour disputer le suffrage de la foule. Ainsi naquit spontanément un concours qui, de privé et d'officieux, fut tout de suite organisé de façon officielle par les pouvoirs publics ; Aristote dit que ce fut chose faite sous Hippias.
Voici encore une nouvelle période qui s'ouvre. La tragédie a trouvé un à un ses principes et ses éléments. Elle a triomphé des préjugés. Le peuple l'accueille, l'Etat l'encourage et l'organise. Elle s'incorpore aux fêtes dionysiaques récemment instituées ou agrandies. Pour elle on réserve des prix, on institue des chorégies spéciales à côté des chorégies dithyrambiques. Elle devient institution publique, juste au moment où commence la gloire d'Athènes.
Les fruits mûrissent lentement. Il fallut encore une génération préparatoire, la deuxième génération des poètes tragiques, les prédécesseurs immédiats d'Eschyle.
Chérillus d'Athènes se présenta au concours dans la soixante-quatrième Olympiade ; il fit représenter cent soixante tragédies et remporta treize fois le prix. Quelques-uns prétendent qu'il apporta des modifications aux masques et à l'appareil du costume. Le chiffre de cent soixante tragédies paraît exagéré à tout le monde. La date indiquée correspond aux années 524-521, et le même Suidas rapporte encore que Chérillus aurait, à quatre-vingts ans passés, concouru contre Sophocle en 468. Nous ne connaissons de lui que le titre, rapporté par Pausanias, d'une tragédie empruntée aux légendes attiques, Alopé. Un proverbe grec rapporté par le latin Photius le représente comme le roi du drame satyrique.
Phrynichus, poète tragique et héritier de Thespis
Mais le grand poète de cette génération intermédiaire est l'athénien Phrynichus, l'élève ou l'héritier de Thespis. Sa première victoire est entre 512 et 509, sans doute en 511. Eschyle avait treize ans. Au temps où celui-ci sera à l'apogée de sa carrière, Phrynichus ira le précéder à la cour du tyran de Sicile Hiéron et y mourir avant lui.
On lui attribue entre autre : Les Pleuroniennes, Les Egyptiens, Actéon, Alceste, Antée ou les Lybiens, Les Justes, Les Perses, Les Conseillers et les Danaïdes. Mais certains de ces titres font double emploi : Les Perses et les Phéniciennes sont une même pièce qui se confond peut-être encore avec Les Conseillers etc… En réalité, ce que nous savons de lui, comme de tous les prédécesseurs d'Eschyle, se résume à peu de choses.
Comme tous les auteurs avant Eschyle, il jouait et dansait dans ses pièces ; il tint un rôle dans la fameuse Prise de Milet qui fut jouée en 494, peu après la chute de la ville. Hérodote rapporte que l'assemblée éclata en sanglots, et que l'auteur fut condamné à mille drachmes d'amende pour avoir ravivé le triste souvenir des malheurs domestiques : les Athéniens punissaient le poète de leur rappeler qu'ils étaient coupables d'avoir abandonné les Ioniens d'Asie.
L'élément lyrique dominait donc encore nettement sur le dramatique, ainsi que l'explique avec simplicité Aristote :
Pourquoi Phrynichus est-il plutôt un poète lyrique ? Ne serait-ce point parce qu'à cette époque les parties chantées dans les tragédies étaient de beaucoup plus étendues que les vers récités ? Le même Aristote attribue à Eschyle le mérite d'avoir mis en action sur la scène deux personnages à la fois, et si Phrynichus usa de ce puissant moyen, ce ne fut qu'après qu'Eschyle l'eut inventé.
Il n'avait donc encore à sa disposition dans Les Phéniciennes qu'un seul acteur à la fois.
D'autre part, Plutarque dit que ce furent Phrynichus et Eschyle qui poussèrent la tragédie vers des mythes et le pathétique. Certes, le coup d'audace de Phrynichus et d'Eschyle choisissant leurs sujets en pleine vie contemporaine portait d'un bond mythes et pathétique au plus haut point. Etendue et intensité de l'émotion, la tragédie disposait de tout et ne pouvait recevoir davantage. Restait à porter à ce même point l'expression, l'action même, et ici Phrynichus ne fait que l'avant-dernier pas. Il coupe le choeur en deux personnages qui dialoguent tour à tour avec l'acteur unique : d'abord le choeur des femmes de Sidon, qui lamente à la place ordinaire, sur la thymelé; puis, peut-être dans la seconde partie, le conseil du roi des Perses, qui serait resté sur la scène et aurait ainsi joué le rôle d'un acteur ; dernier tâtonnement avant l'invention définitive. Ce serait alors ce second demi-choeur qui aurait fait donner, soit à la pièce toute entière, soit à la seconde partie, ce titre des Conseillers, qui ferait ainsi triple emploi avec les Phéniciennes et les Perses, car rien n'autorise â croire qu'il s'agisse des membres d'une trilogie.
Autre avance du pathétique due à Phrynichus : on lui attribue l'invention des masques de femmes, et tout le monde a reconnu l'importance qu'il donne pour la première fois dans le drame aux caractères féminins. Même dans une pièce héroïque comme les Phéniciennes, c'est un choeur de tendres voix qui mène la lamentation au premier plan. Une didascalie consacre en ces termes une victoire de Phrynichus au concours de l'année 476 : Thémistocle de Phréare était chorège, Phrynichus a fait représenter la pièce, Adimante était archonte. Salamine date de 479, trois ans avant. Comment ne pas être tenté de penser que la pièce couronnée dont Thémistocle faisait les frais était celle qui célébrait sa victoire, Les Phéniciennes ? Bentley a sauté le pas sans hésiter, et soutenu que, dès 476, Thémistocle avait déjà besoin de rappeler ses services à l'oublieuse démocratie. La conjecture est tentante, mais ce n'est qu'une conjecture.
Sa nature délicate mais non sans force ni hardiesse, Phrynichus fait penser à son contemporain Simonide : grâce, suavité, tendresse, pathétique, il serait à Eschyle ce que Simonide est à Pindare. Ses tragédies auraient été des élégies dramatiques et variées. Peu d'action, pas de conception grandiose, pas de hautes idées, pas de personnages surhumains : rien d'eschylien par conséquent. Au contraire, par l'importance sinon par l'invention des personnages de femmes, la tragédie s'attendrissait. Un seul événement douloureux comme fond, en général une catastrophe légendaire ; et, sur le devant, un choeur de femmes désespérées.
On a dit qu'il avait inventé le tétramètre trochaïque, ce n'est pas exact puisque ce mètre fut usité par Archiloque. Mais il l'utilisa, ainsi que le tétramètre ïambique que certains considèrent comme une variante du précédent. Si Thespis introduisit sans doute avant lui le rythme ïambique dans le récit, il donna certainement à la tragédie sa langue parlée définitive, le dialogue en trimètres ïambiques. C'est à cette coupe qu'appartient le vers cité plus haut des Phéniciennes. Lui-même danseur célèbre, il faisait grand usage comme moyen d'expression de la danse, dont il se vantait de connaître et d'utiliser autant de figures qu'une nuit orageuse soulève pendant l'hiver de vagues sur la mer.
Enfin, deux fois au moins, il choisit par un coup de génie des sujets tout brûlants, et l'effet sur les intéressés fut profond et durable. Il était encore agissant au temps d'Aristophane. En ce grand esprit si riche, il y avait un juge admirable, et qui était comme le poète lui-même tout à tour violent et mesuré, emporté et exquis. Dans Les Grenouilles, il fait critiquer par Euripide le manque de simplicité du lyrisme chez Phrynichus ; et comme la pièce a pour but de ridiculiser Euripide, on peut prendre cette critique pour un éloge, car Eschyle, qui a le beau rôle contre Euripide, reconnaissant devoir au poète des Phéniciennes le sujet des Perses, dit qu'il a transformé le beau afin de ne pas cueillir dans la sacrée prairie des Muses les mêmes fleurs que Phrynichus.
Pratinas de Phlionte, dernier précurseurs avant Eschyle
On rencontre encore un nom avant d'arriver à Eschyle : celui de Pratinas de Phlionte. Il parut aux concours entre 500 et 497, il aurait écrit cinquante pièces dont trente-deux drames satyriques. C'est surtout dans ce genre qu'il aurait excellé, comme on verra en son lieu. On a de lui un titre incertain de tragédie, Les Caryatides, un titre certain de drame satirique, Les Lutteurs, et quelques fragments où il regrette que la musique empiète sur la poésie dans l'hyporchème. Sans doute était-il fondé à se plaindre, car ces fragments suffisent pour attester un poète.
La tragédie, enfin prête !
La tragédie est maintenant toute prête. On est parti de la plainte primitive sur le destin mythique d'un dieu par un choeur chantant et dansant. Un récitant s'est d'abord détaché du choeur ; il est devenu l'acteur sous le masque ; celui-ci est encore unique, le même acteur représentant tout à tour plusieurs personnages ; au début, il ne dialoguait qu'avec le choeur qui servait de témoin à son récit ; puis, avant d'inventer le second acteur, on invente d'abord de couper le choeur en deux, de manière qu'une des parties du témoin devienne en quelque sorte acteur.
D'où les trois parties de la tragédie : le choeur chantant et dansant, dont le chant emprunte des mètres variés ; le récit où alternent sans doute le deux tons iambique et trochaïque ; et le dialogue entre l'acteur unique et le choeur dédoublé, dialogue qui a trouvé dans le trimètre iambique sa forme définitive. Les premiers acteurs n'étaient que des types, caractérisés par des masques immuables. Les personnages ont maintenant des caractères ; ceux des femmes viennent d'être introduits. L'action est maintenant toute humaine, même quand les dieux y sont mêlés. La vie contemporaine même est embrassée dans son domaine. Tous les éléments du pathétique sont réunis.
Nul ne s'étonne plus qu'il n'y ait plus rien là pour Dionysos. Il ne manque que le second et le troisième acteur qui seront introduits par Eschyle et par Sophocle, pour que soit parfaite une des plus hautes formes de la poésie humaine...
Cet article vous est proposé par Le Foyer - Cours d'Art Dramatique, école professionnelle de formation de l'acteur à Paris.
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